
ISBN : 9782296047204
JALONS POUR UNE HISTOIRE DE L'IMAGINAIRE NON NARCISSIQUE
Olivier Douville
Dans son excellente autobiographie croisée de Deleuze et Guattari1, François Dosse rapporte l'anecdote suivante. Deleuze entre rapidement en amitié avec le peintre Fromanger. Ce compagnonnage étant assez rapproché de la période où le philosophe compose sur la peinture, et tout particulièrement sur l'œuvre de Bacon, Deleuze ne tarit pas de questions sur l'art de peindre, le dispositif et la manière dont s'élabore la création, questions qu'il adresse à son ami. La toile blanche, c'est un peu comme la page blanche pour Deleuze, c'est-à- dire un vide qui peut devenir un fond sur lequel, par les puissances de l'imagination et les mille grâces parfois déchirantes d'un style, se déposent et se suivent des traces. En psychologie on connaît ça depuis l'ami Rorschach, qui présentait un matériel erratique et flou sur lequel il avait l'illusion que le patient surajoutait du plein, du trait, du contour et du vraisemblable. Fromanger se tient ailleurs, dans une autre région où sont liées autrement perception et imagination. Lui ne voit pas devant la toile pourtant manifestement blanche, une "toile blanche". Il n'y voit pas un vide en attente d'être empli. Son travail, presque sa mission, ne consiste pas à faire danser des lignes et des éclaboussures de pâtes colorées sur un abîme cadré. Il ne met pas des choses sur un fond neutre. Et Deleuze, étonné, affect qu'en tant que philosophe il appréciait tout particulièrement2, s'entend dire que pour le peintre "la toile, là tu la vois blanche, mais en fait elle est noire".